C’est toujours une drôle d’histoire de relire un livre. La géniale Laure Murat avait d’ailleurs consacré tout un essai à cet art étrange et un brin obsessionnel de la relecture (« Relire. Enquête sur une passion littéraire », Flammarion, 2015). Ca n’a en effet rien d’anodin de replonger dans un texte, à quelques années d’intervalle. Tout simplement parce que ça nous fait éprouver le temps passé plus sûrement encore qu’un coup d’œil dans le miroir aux ridules accumulées. Est-ce pour cette raison, plus que par snobisme finalement, que l’on aime tant dire que l’on est en train de « relire » « A la recherche du temps perdu » - même si c’est la première fois que l’on s’aventure dans la cathédrale proustienne ? Parce que toute relecture se révèle en elle-même une recherche du temps perdu ?
Snob, moi ? Peut-être, puisque j’aime, il est vrai, relire des passages de « la Recherche » - sujet d’un autre formidable livre de Laure Murat (« Proust, roman familial », Robert Laffont, prix Médicis 2023) - car j’y découvre chaque fois de nouvelles facettes et partant, m’y redécouvre aussi, ni tout à la fait la même ni tout à fait une autre. Récemment, c’est Dustan, autre auteur auquel je reviens régulièrement, que j’ai relu. « Je sors ce soir », deuxième tome de sa trilogie dite « autopornographique » composée de « Dans ma chambre » et « Plus fort que moi », vient de paraître en poche (POL #formatpoche). C’était une bonne occasion.
Paru pour la première fois en 1997, « Je sors ce soir » est un livre-catabase, une descente dans le monde souterrain d’une boîte, dans les années 90. On suit Guillaume, le narrateur, dans cet Enfer hédoniste et enfumé, peuplé de « musclemen » aux biceps sculptés à la salle, d’ex-amants, d’anciens coups d’un soir et de fantômes, tous ces hommes jeunes fauchés par le Sida. Comme le sera Dustan lui-même, mort en 2005, à l’âge de 39 ans.
Je ne sais plus quel âge j’avais quand j’ai lu ce livre pour la première fois. Aujourd’hui, je dirais que j’étais « trop jeune ». C’était en tout cas peu de temps après sa sortie. Il devait entrer quelque chose de l’ordre de la posture dans le fait de lire Dustan. Un truc un peu transgressif, sulfureux. Etrangement, alors qu’elle hante chaque page, je ne voyais pas la mort salement à l’œuvre dans ces pages - dont certaines, conformément au souhait de l’écrivain, sont blanches, respiration ou linceul. Je ressentais l’excitation de la danse, de la drague, de la drogue. Je ne décelais pas, du moins ce n’étais pas central pour moi, l’immense solitude du narrateur. Or cette fois, c’est ce qui me saute à la gueule. Violemment. A m’en faire pleurer.
Quand je (re)lis : « Jamais je ne vieillirai. » Quand je (re)lis : « Je ne pense pas que ça fait sept ans que j’attends de mourir. » Et en même temps, Dustan ne m’a jamais paru aussi présent qu’en le lisant là, il y a quelques jours à peine. Parce que son écriture, brute, teigneuse, charnelle, sexy, reste mille fois plus excitante que bien d’insipides romans formatés, sans chair ni âme, qui paraissent aujourd’hui et que jamais je ne relirai. Car ils ne me relient à rien.
Elisabeth Philippe