Savez-vous quel était le livre le plus populaire de la fin du XIXe siècle après « la Case de l’oncle Tom » et « Ben-Hur » ? Il s’agit de « Cent Ans après, ou l’an 2000 », une utopie rédigée par l’Américain Edward Bellamy et publiée en 1888. Si vous ignorez tout de ce roman comme de son auteur, c’est normal : le texte, moins connu en France que dans le monde anglophone, est tombé dans l’oubli. Il gagnerait pourtant à être relu, tant il semble répondre à nos inquiétudes autour de l’intelligence artificielle. Bellamy y met en scène un jeune homme, Julian West, qui se réveille à Boston en 2000 pour découvrir un pays totalement transformé. Les grandes entreprises à tendance monopolistique ont été nationalisées et l’industrie est soigneusement organisée selon des principes technocratiques et égalitaires. Cela permet à tous de cesser de travailler à 45 ans, après avoir été enrôlé dans cette véritable armée industrielle ; il y a des cuisines publiques, une distribution égale des biens produits ; un système de crédits supplémentaires dépendant de la dangerosité des tâches effectuées. Bref, c’est une utopie socialiste où le travail pénible a été considérablement réduit grâce à la mécanisation. Bellamy écrivait à l’époque du déchaînement industriel, qui laissait entrevoir un horizon d’abondance. Il tirait du marxisme l’idée d’une contradiction grandissante entre cette possibilité de satisfaire les besoins de tous et la rareté organisée qui est nécessaire à la constitution du profit sous le capitalisme. Aujourd’hui, à l’ère des robots et de l’intelligence artificielle, ce rêve ressurgit sous la plume des écomodernistes de gauche. Le Britannique Aaron Bastani estime, par exemple, que nous pourrons bientôt lever toutes nos limites matérielles grâce au numérique, à l’énergie solaire et à l’exploitation minière des astéroïdes. Seul préalable : faire tomber le capitalisme pour instaurer un « communisme de luxe automatisé ». Les forces productives font éclater des rapports sociaux obsolètes. A la suite de la parution de « Cent Ans après », un autre socialiste prit la plume pour critiquer cette vision qu’il jugeait naïve. En 1890, William Morris fait paraître son propre roman utopique, titré « Nouvelles de nulle part ». Cette fois, le narrateur se réveille en l’an 2102, dans une société bien différente de celle imaginée par Bellamy : on n’a plus affaire à l’Etat qui organise la production pour réduire le temps de travail, mais à des coopératives de travailleurs qui cherchent à s’accomplir dans leurs activités. A l’âge de l’industrie, Morris craignait l’uniformisation et une nouvelle aliénation pernicieuse, celle qui se glisse dans les interstices des loisirs et du divertissement. Lui valorisait l’artisanat et aimait dire que « l’art est l’expression de la joie de l’homme dans le travail ». Ce courant est aujourd’hui bien vivant chez tous les socialistes qui tirent du marxisme non pas le rêve d’une abondance permise par la mécanisation, mais par le retour à une plus grande autonomie ; au sens où l’on reprend prise sur les objets qui nous entourent (on comprend comment ils fonctionnent, on sait les réparer) ; où l’on produit soi-même une large partie de ce qui nous fait vivre ; où l’on vise une abondance de liens plutôt que de biens. Face à l’IA, ce camp aura tendance à se méfier des promesses d’efficacité et d’automatisation, à détester la moyennisation algorithmique (l’IA générative est fondée sur la reproduction du plus probable) pour lui préférer les imperfections, les manies, les défauts, tout ce qui montre que de l’humain a été incorporé dans le travail. Après sa parution, le roman de Bellamy a suscité un tel intérêt que des « clubs nationalistes » (au sens de la nationalisation) ont été créés un peu partout. Le livre aura aussi une influence sur le Mouvement technocratique aux Etats-Unis. Aujourd’hui, au sein du marxisme, ce courant « forces productives » semble plutôt minoritaire : au-delà de Bastani, on peut citer Matthew Huber ou Jonathan Symons, qui le défendent encore, estimant que l’IA, le nucléaire, les biotechs et les robots peuvent servir l’émancipation. Le courant majoritaire est plus proche de Morris : il est acté que ces technologies ne sont pas neutres et peuvent difficilement être retournées. Comment, dès lors, libérer le travail (plutôt que se libérer du travail) ? « En peu de mots, par l’absence de contrainte artificielle, par la liberté pour tout homme de faire ce qu’il sait faire le mieux, jointe à la connaissance des produits du travail, dont nous avons réellement besoin », dit l’un des personnages de Morris. Avant d’ajouter : « Je dois avouer que nous ne sommes parvenus à cette connaissance que lentement et péniblement ». Rémi Noyon |