« Il est 9 heures, le café coule en salle des profs, on écrase les dernières cigarettes avant d’aller faire l’appel. La sonnerie retentit, couvrant le brouhaha d’une centaine d’élèves qui se pressent dans les couloirs. Depuis plusieurs années, en parallèle de mon activité de journaliste, je me rends une fois par semaine dans un collège ou un lycée de Seine-Saint-Denis, pour intervenir dans les classes au sujet de l’éducation aux médias. L’objectif ? Évoquer avec les élèves les fausses informations, le poids des réseaux sociaux dans leur accès aux médias et examiner des sujets d’actualité. En tant que journaliste spécialisée dans les nouvelles technologies, les questions de genre et les cultures web, je discute avec les ados des stéréotypes qui prospèrent en ligne, du cyberharcèlement ou des violences sexistes et sexuelles. Je sollicite leur avis, nous débattons et je leur présente ce que dit la loi. Ce matin, le collège où j’interviens n’est pas très différent de celui que je fréquentais au même âge, un bâtiment qui fut certainement moderne un jour, dans une banlieue dortoir. Je m’installe au bureau et prépare mon PowerPoint. Face à moi, une vingtaine d’adolescent·es, manifestement pas reveillé·es. Je commence par les questions classiques : sur quels réseaux sociaux sont-ils inscrits ? Postent-ils du contenu ? Comment s’informent-ils en ligne ? Parmi les élèves de cette classe de quatrième, il n’y a que deux filles ; retranchées au fond de la classe, elles gardent le silence. Les garçons, de 13 ou 14 ans, parlent fort, oublient de lever la main, accaparent l’espace. « D’après vous, qui subit le plus de violences en ligne ? Filles ou garçons ? » je leur demande innocemment, prête à dégainer mes statistiques. Au premier rang, un garçon au pull jaune soupire : « Vous allez parler des comptes fisha, Madame ? » lâche-t-il, visiblement exaspéré par ma question. Les comptes fisha sont des comptes Snapchat ou Telegram, qui comptent parfois plusieurs centaines de membres, sur lesquels sont partagées des photos dénudées de jeunes filles à visage découvert, où sont généralement dévoilés leur nom complet, leur adresse et leur numéro de téléphone. Le but de ces comptes est d’« afficher » ces filles, c’est-à-dire de les livrer à la vindicte populaire en quelque sorte, pour les punir d’avoir été « trop allumeuses » ou d’avoir « fait la pute avec pleins de mecs ». La réflexion de l’élève au pull jaune déclenche un tumulte de réactions et, bientôt, la conversation autour du sexisme en ligne m’échappe complètement. Un autre m’explique ainsi que les filles qui subissent du cyberharcèlement l’ont « sûrement cherché », et que certaines « aiment trop être au centre de l’attention ». Tandis que les garçons s’animent, je vois les filles du fond de la classe se rapetisser sur leur chaise. Leurs mains aux ongles vernis triturent nerveusement leur téléphone et les manches de leur tee-shirt noir. Lorsqu’on évoque le sujet du revenge porn, soit le fait de rendre publics des photos, des vidéos ou des messages intimes sans le consentement d’une des personnes impliquées, un autre garçon, cheveux longs et larges lunettes, visiblement survolté par mes propos, m’explique que ce sont les filles qui partagent des photos dénudées qui sont responsables de leurs actes. Du haut de son mètre soixante-quinze, il a encore un visage d’enfant. Il conclut son propos : « Si ma petite sœur envoie des nudes1 et qu’elle se fait afficher, tant mieux, ça lui apprendra. » À les entendre, les filles de leur âge les manipuleraient ou agiraient de manière moralement répréhensible, en postant des photos aguicheuses sur Instagram ou en parlant avec plusieurs garçons en même temps. Un élève m’explique qu’il ne veut plus fréquenter de filles, même amicalement, car il se méfie d’elles… » |