« À cet endroit, la glace était particulièrement lisse, et Anna glissait plus vite que sur les autres canaux de la Sprée. Elle s’élança pour atteindre sa vitesse maximale, posa un pied derrière l’autre et savoura la sensation de filer droit devant sans bouger. Les minuscules irrégularités de la surface gelée faisaient à peine vibrer ses jambes. Juste avant de s’arrêter, elle décrivait un demi-cercle, reprenait de l’élan et repartait en sens inverse, encore et encore. Elle pencha la tête en arrière. Il avait commencé à neiger et les flocons lui tombaient dans les yeux, restant parfois accrochés à ses cils. Elle en fit fondre quelques-uns sur sa langue, savourant leur goût.
Le ciel couvert ne laissait passer qu’une lumière grisâtre mais l’heure du petit déjeuner devait avoir sonné depuis longtemps. L’idée de rentrer s’imposa peu à peu à elle ; elle l’aurait volontiers écartée pour continuer à patiner. On était le 24 décembre 1913, et il fallait que l’anniversaire de Wilhelm tombe pile ce jour-là. Les six enfants étaient tenus d’assister à la remise de cadeau matinale. Anna était partie avant l’aube pour patiner au moins une heure avant d’aider toute la journée aux tâches domestiques.
Elle prit le chemin du retour sur les canaux qui sillonnaient la forêt de la Sprée comme une toile finement tissée. Dans un passage plus étroit, une branche gelée dépassait de la glace ; Anna la vit trop tard à travers la couche de neige fraîche. Elle trébucha, se rattrapa de justesse en posant les mains devant elle, et quand elle se releva, le bruit du tissu qui se déchirait la fit tressaillir. Tremblante, elle inspecta sa longue jupe à la recherche de l’accroc pour évaluer les dégâts. Le vêtement était ouvert de l’ourlet jusqu’au milieu du mollet, en plein milieu du tissu. Ce n’était pas joli à voir ; elle pensa à sa mère et eut soudain très chaud malgré le temps glacial. Il fallait pourtant qu’elle rentre. Peut-être pourrait-elle demander à sa sœur aînée, Emma, de réparer la jupe avant que leur mère remarque la déchirure. Emma était déjà en troisième année de son apprentissage de couturière. Avec un peu de chance, son adresse permettrait à Anna d’échapper à une punition. »
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