MaĂźtre Oiseau (1978) « Jâai sept ans. Sur lâĂ©cran de tĂ©lĂ©vision apparaĂźt un oiseau au terrifiant plumage noir. Cela fait des jours que jâentends le nom sorcier de lâAmoco Cadiz avec le mot dĂ©sastre que prononcent les adultes, dĂ©sastre, Ă jamais le mot sâallonge prĂšs du corps Ă©ventrĂ© de lâAmoco Cadiz perdant fatalement des tonnes de sang noir. Le supertanker, encore un mot dâadulte que jâapprends cette annĂ©e-lĂ , le supertanker ressemble Ă un insecte monstrueux en train dâagoniser. Ce soir-lĂ , je suis assise entre mes parents sur le canapĂ©. Ma mĂšre suspend sa lecture pour regarder lâĂ©cran. Mon petit frĂšre est au lit, il est encore trop jeune pour veiller aprĂšs le dĂźner, suivre les informations est mon privilĂšge dâaĂźnĂ©e. Mon pĂšre mâexplique que le bateau contient du pĂ©trole, que le pĂ©trole se rĂ©pand dans la mer, que rien ne peut lâarrĂȘter, que câest ça, un dĂ©sastre. Un grand corps toxique couchĂ© sur le cĂŽtĂ© dans une mer gluante et noire. Soudain, lâimage change. Quelque chose remue dans la mer paralysĂ©e. Câest un oiseau couvert de pĂ©trole. Sa tĂȘte, ses ailes, son bec, tout est noir, on dirait un spectre dâoiseau. Je me rappelle mâĂȘtre demandĂ© de quelle couleur il Ă©tait avant. De quelle couleur Ă©taient ses plumes avant que la matiĂšre noire ne se colle Ă lui, lâenserrant, le retenant, lâattirant Ă elle comme une main faite de boue ? Il nage douloureusement en direction dâun rocher, je vois cette douleur, je la sens, transperçant lâĂ©cran du tĂ©lĂ©viseur de mes parents, passant en un Ă©clair du corps de lâoiseau au mien, comme sâil Ă©puisait ses derniĂšres forces pour lutter contre une paralysie totale. Lâoiseau parvient enfin Ă se hisser sur la pierre. Il veut sâenvoler. Il tente de sâenvoler. Il tente de battre des ailes. Ce quâon voit sur lâimage, câest que ses ailes ne sâouvrent pas. LâĂ©nergie du dĂ©sespoir â existe. La force quâil y met, tout ce quâil lui reste. Mais ses plumes sont collĂ©es entre elles, collĂ©es contre son corps, chaque plume souillĂ©e pĂšse plus lourd quâun cauchemar. Lâoiseau tourne la tĂȘte dans toutes les directions. Ă gauche, Ă droite, marĂ©e noire, noire, noire. Il cherche en vain une issue, un espoir. Mais tout meurt alentour. Tout est mort. Il nây a pas dâissue. Alors il baisse la tĂȘte vers lâocĂ©an Ă©cĆurant dont il vient de sâextraire. Il le contemple quelques secondes, et se jette tĂȘte la premiĂšre dans lâenfer Ă©tale et noir. Je pousse un hurlement comme si câĂ©tait moi qui venais de mourir. » |