Le flic apercevait sa cible pour la première fois. Il essaya de distinguer ses traits malgré la distance, en vain. Il se retourna vers la table pour saisir une paire de jumelles avant de revenir en position. — Vous la voyez bien ? le pressa le major. — Parfaitement. Le prêtre était un petit homme filiforme, la soixantaine finissante d’après les cheveux blancs filasses qui couvraient son crâne rose et les rides qui rayaient son visage sec. Superbe dans son aube violette, il se tenait maintenant sur la dernière marche du parvis, les bras ballants, le sourire amène, observant au bout de la rue le corbillard qui arrivait au pas. — Agent Romero, je vous présente le père Andras Petrovácz, prêtre catholique d’origine hongroise, jouissant de la double nationalité franco-hongroise puisque sa mère était française, et officiant en France à l’église de Saint-Phocas sur l’île de Morguélen depuis près de douze ans. Le père Petrovácz est très apprécié de ses paroissiens, qu’il sert et guide avec dévotion et bienveillance, les recevant à toute heure, leur rendant visite à demeure, prenant des nouvelles des malades… Un saint homme ! — Ce n’est pas exactement le portrait qu’on m’a fait de lui au siège de l’OCLCH quand on m’a envoyé ici… répliqua le capitaine de police. Le militaire lâcha un rire mat. — Et pour cause ! Ce père Andras Petrovácz à qui l’on donnerait le Bon Dieu sans confession serait en fait le père Andro Dragović, prêtre croate et criminel de guerre. En novembre 1991, au début du conflit en ex-Yougoslavie, au moment de la guerre d’indépendance de Croatie, le père Andro Dragović rejoint un maquis forestier de Croates. Ils se battent contre les Serbes qui viennent de passer la nouvelle frontière à l’est, de réduire Vukovar en cendres et de massacrer des centaines de civils. Cachés dans un bois au bord de la Vuka près du village de Tordinci, ils sont quelques dizaines de jeunes hommes et femmes vivant dans des tentes, armés sommairement. Ils entendent freiner la progression serbe pour laisser aux civils croates le temps de fuir. Parmi eux, le bon père Dragović soigne les blessés, réconforte les endeuillés, accompagne les mourants, aide au ravitaillement en allant d’un village à un autre avec sa camionnette blanche, jusqu’à ce que, contre toute attente, il décide de les trahir. En échange d’un sauf-conduit qui lui permet de quitter le pays, il indique aux forces serbes l’emplacement du camp de résistants. Ils sont massacrés le 22 novembre à l’aube. Et Dragović disparaît. — Et il réapparaît à Morguélen ? |