Le Grand Paris des écrivains | |
Pierre Assouline, La Défense | |
"« Si tu veux te muscler, tu devrais essayer l’aviron. Regardes-les, à droite, sur ce bras d’eau… ». Mon père conduisait mais rien ne lui échappait. Nous traversions le pont de Neuilly et effectivement, en contrebas, un bateau long et fin filait sur l’eau. C’était à la fin des années soixante. J’habitais Paris, j’avais 14 ans et j’étais assez chétif. La samedi suivant, je descendais les marches du pont pour me retrouver sur une île insoupçonnable de cette petite colline de l’ouest parisien, dans un terrain vague au bout duquel trônait une sorte de paquebot de béton, un hangar à bateaux, celui du PUC-CNFU, l’une des sections nautiques du Paris Université club sur la Seine. Entré un jour par curiosité, j’y suis resté dix ans. D’abord, eu égard à mon poids, ma taille, mon inexpérience, ils m’ont mis barreur ; puis, au bout d’un an, rameur, comme les autres. Chef de nage en huit de couple puis quatre de pointe. Ce sport, je lui dois davantage qu’à mes brèves études. Sportive et physique, mais surtout morale et psychologique, ma dette envers l’aviron est inestimable. Il m’a appris la résistance, le dépassement de soi, la solidarité. Il m’a même enseigné à regarder la ville, ce qui est beaucoup. Car nous ramions entre des péniches amarrées le long des berges, les serrant à tribord en prenant garde aux lignes des pécheurs, à peine distraits par la vie qui s’y déroulait. Quand la nuit tombait, il fallait rentrer. Alors tout paraissait aller au ralenti, la rivière se mouvait en miroir noir, les péniches avaient des allures de monstres tranquilles, leurs habitants entrevus à la table du diner familial par les hublots faisaient penser à des sous-mariniers. Et depuis les immeubles au loin scintillaient des halos cathodiques émanant de centaines d’écrans bleus. Tel un enfant, alors, le rameur tardif s’étonnait de la vapeur échappée de sa bouche. Car la nuit sur l’eau rend encore plus prégnante l’écoute du silence. Mais nos véritables repères, les balises de la fatigue et les sismographes de notre endurance, c’étaient les ponts. Ceux d’Asnières, Levallois, Courbevoie, Neuilly, Puteaux, Suresnes en un temps où le quartier de la Défense était encore dans les limbes. J’ai vu naitre La Défense. Chaque week-end, semaine après semaine tout au long de l’année, à la moindre halte nous contemplions d’une moue dubitative la métamorphose du paysage. Quand on vit une tour sortir de terre, puis une deuxième dite « tour Nobel », on se doutait bien qu’il y en aurait quelques autres autour, construites dans les matériaux les plus modernes. Mais tout un quartier aux allures de ville futuriste, jamais ! même si nous n’étions plus en âge de croie qu’une tour est l’endroit où vivent les touristes. Un quartier de tours, cela nous paraissait impensable, surtout vu depuis notre bateau qui faisait la pause sur le plan d’eau entre Puteaux et Courbevoie. J’ai ramé dix ans tous les samedis et tous les dimanches matins, assez pour voir s’élever d’un week-end à l’autre les tours de la deuxième génération, pas assez pour assister à la naissance de celles de la troisième. Aujourd’hui, c’est le deuxième quartier d’affaires en Europe après la city à Londres et juste en face, sur la Seine, les rameurs le contemplent peut-être encore pendant les minutes de récupération, mais sans nos regards ébahis et incrédules face à la naissance d’un monde." Pierre Assouline Né en 1953, journaliste, biographe et écrivain, auteur notamment de Cartier-Bresson, l’oeil du siècle (Plon, 1999), Double vie (Gallimard, 2000), Lutetia (Gallimard, 2005), Vies de Job (Gallimard, 2010) prix Méditerranée, et Golem (Gallimard, 2016). «La Défense» raconte ses souvenirs d’enfance dans les années 1960 où il faisait de l’aviron sur la Seine et observait la naissance du quartier d’affaires de l’ouest parisien. Voir le film | |
Le Grand Paris des écrivainsCollection de courts métrages / Saison 1 Le Pavillon de l’Arsenal produit avec Année Zéro, en partenariat avec Libération, la collection de films « Le Grand Paris des écrivains » entre vision documentaire et fiction littéraire, diffusés tous les samedis depuis le 3 octobre 2020. Réalisée par Stefan Cornic, cette première saison explore avec Maylis de Kerangal, Aurelien Bellanger, Alice Zeniter, Thomas Clerc, Joy Sorman, Julia Deck, Nina Léger, Pierre Assouline, Régine Robin et Simon Johannin, leurs lieux intimes, familiers, emblématiques ou méconnus de la métropole parisienne... | |
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Collection de courts métrages réalisée par Stéfan Cornic et produite par Année Zéro et le Pavillon de l'Arsenal avec le soutien de Libération | |
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Le Grand Paris des écrivains | |
Pierre Assouline, La Défense | | "« Si tu veux te muscler, tu devrais essayer l’aviron. Regardes-les, à droite, sur ce bras d’eau… ». Mon père conduisait mais rien ne lui échappait. Nous traversions le pont de Neuilly et effectivement, en contrebas, un bateau long et fin filait sur l’eau. C’était à la fin des années soixante. J’habitais Paris, j’avais 14 ans et j’étais assez chétif. La samedi suivant, je descendais les marches du pont pour me retrouver sur une île insoupçonnable de cette petite colline de l’ouest parisien, dans un terrain vague au bout duquel trônait une sorte de paquebot de béton, un hangar à bateaux, celui du PUC-CNFU, l’une des sections nautiques du Paris Université club sur la Seine. Entré un jour par curiosité, j’y suis resté dix ans. D’abord, eu égard à mon poids, ma taille, mon inexpérience, ils m’ont mis barreur ; puis, au bout d’un an, rameur, comme les autres. Chef de nage en huit de couple puis quatre de pointe. Ce sport, je lui dois davantage qu’à mes brèves études. Sportive et physique, mais surtout morale et psychologique, ma dette envers l’aviron est inestimable. Il m’a appris la résistance, le dépassement de soi, la solidarité. Il m’a même enseigné à regarder la ville, ce qui est beaucoup. Car nous ramions entre des péniches amarrées le long des berges, les serrant à tribord en prenant garde aux lignes des pécheurs, à peine distraits par la vie qui s’y déroulait. Quand la nuit tombait, il fallait rentrer. Alors tout paraissait aller au ralenti, la rivière se mouvait en miroir noir, les péniches avaient des allures de monstres tranquilles, leurs habitants entrevus à la table du diner familial par les hublots faisaient penser à des sous-mariniers. Et depuis les immeubles au loin scintillaient des halos cathodiques émanant de centaines d’écrans bleus. Tel un enfant, alors, le rameur tardif s’étonnait de la vapeur échappée de sa bouche. Car la nuit sur l’eau rend encore plus prégnante l’écoute du silence. Mais nos véritables repères, les balises de la fatigue et les sismographes de notre endurance, c’étaient les ponts. Ceux d’Asnières, Levallois, Courbevoie, Neuilly, Puteaux, Suresnes en un temps où le quartier de la Défense était encore dans les limbes. J’ai vu naitre La Défense. Chaque week-end, semaine après semaine tout au long de l’année, à la moindre halte nous contemplions d’une moue dubitative la métamorphose du paysage. Quand on vit une tour sortir de terre, puis une deuxième dite « tour Nobel », on se doutait bien qu’il y en aurait quelques autres autour, construites dans les matériaux les plus modernes. Mais tout un quartier aux allures de ville futuriste, jamais ! même si nous n’étions plus en âge de croie qu’une tour est l’endroit où vivent les touristes. Un quartier de tours, cela nous paraissait impensable, surtout vu depuis notre bateau qui faisait la pause sur le plan d’eau entre Puteaux et Courbevoie. J’ai ramé dix ans tous les samedis et tous les dimanches matins, assez pour voir s’élever d’un week-end à l’autre les tours de la deuxième génération, pas assez pour assister à la naissance de celles de la troisième. Aujourd’hui, c’est le deuxième quartier d’affaires en Europe après la city à Londres et juste en face, sur la Seine, les rameurs le contemplent peut-être encore pendant les minutes de récupération, mais sans nos regards ébahis et incrédules face à la naissance d’un monde." Pierre Assouline Né en 1953, journaliste, biographe et écrivain, auteur notamment de Cartier-Bresson, l’oeil du siècle (Plon, 1999), Double vie (Gallimard, 2000), Lutetia (Gallimard, 2005), Vies de Job (Gallimard, 2010) prix Méditerranée, et Golem (Gallimard, 2016). «La Défense» raconte ses souvenirs d’enfance dans les années 1960 où il faisait de l’aviron sur la Seine et observait la naissance du quartier d’affaires de l’ouest parisien. Voir le film | | Le Grand Paris des écrivainsCollection de courts métrages / Saison 1 Le Pavillon de l’Arsenal produit avec Année Zéro, en partenariat avec Libération, la collection de films « Le Grand Paris des écrivains » entre vision documentaire et fiction littéraire, diffusés tous les samedis depuis le 3 octobre 2020. Réalisée par Stefan Cornic, cette première saison explore avec Maylis de Kerangal, Aurelien Bellanger, Alice Zeniter, Thomas Clerc, Joy Sorman, Julia Deck, Nina Léger, Pierre Assouline, Régine Robin et Simon Johannin, leurs lieux intimes, familiers, emblématiques ou méconnus de la métropole parisienne... | | | | Collection de courts métrages réalisée par Stéfan Cornic et produite par Année Zéro et le Pavillon de l'Arsenal avec le soutien de Libération | | Retrouvez tous les précédents épisodes | | Nina Leger, Seul événement sur la ligne d'horizon | | Julia Deck, L'ennemi végétal | | Joy Sorman, Une île dans la tête | | Thomas Clerc, Coin Russe | | Alice Zeniter, Fontenay-aux-Roses | | Aurélien Bellanger, Pays de France | | Maylis de Kerangal, Dans la ville écluse | | |
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