De la nuit Ă©mergĂšrent comme par enchantement une bonne dizaine dâhommes dĂ©penaillĂ©s, dont deux armĂ©s de fouets traĂźnant au sol. Tous portaient Ă la taille des ceintures cartouchiĂšres. Hans identifia des fusils de lâarmĂ©e russe. Des partisans. Communistes probablement. Les nationalistes avaient des armes anglaises. â Trudy ! Inge ! Barricadez-vous ! hurla le maire qui Ă©tait maintenant encerclĂ© de toutes parts. â Ăa ne sert Ă rien, porc, lança une voix fĂ©minine provenant de la maison. Sur le pas Ă©clairĂ© de la porte, une femme brune se tenait derriĂšre sa femme et sa fille. Ses yeux noirs scintillaient Ă la lueur de lâampoule au-dessus du perron. Le cĆur de Hans se serra. Trudy et Inge Ă©taient terrorisĂ©es. Par instinct, il prit ses deux fils par les Ă©paules, protection dĂ©risoire face aux tueurs qui les entouraient. En vain. Les partisans se ruĂšrent sur eux et les forcĂšrent Ă sâagenouiller, mains sur la tĂȘte. Lâinconnue sâavança en poussant femme et enfant. Elle avait un visage troublant. Sa mĂąchoire carrĂ©e presque masculine contrastait avec le haut de son visage, plus doux. Ses yeux sombres comme des puits sans fond paraissaient fixes et la pĂąleur de sa peau tranchait avec la noirceur de ses cheveux. â Elles sont belles, murmura la femme avec un Ă©trange sourire. Elle sâexprimait dans un allemand teintĂ© dâun lĂ©ger accent roumain. â Rudiger⊠Peut-ĂȘtre as-tu entendu parler de moi et de mes hommes ? Je suis Nada. Le sang de Hans se figea. Die Schwarze Nada. Nada la noire. Ce nâĂ©tait donc pas une lĂ©gende. Ă cet instant, il sut quâil ne verrait jamais les premiĂšres lueurs de lâaube. Il fallait maintenant quâil sauve ses enfants. Les partisans forcĂšrent sa femme et sa fille Ă sâagenouiller Ă leur tour Ă leur cĂŽtĂ©. Toute la famille Ă©tait alignĂ©e au cordeau, les mains liĂ©es dans le dos. Chacun solidement maintenu par un partisan. Hans Ă©tait frappĂ© par leur comportement. Impassibles, les yeux absents. Comme sâils Ă©taient en transe. La femme qui se faisait appeler Nada sâapprocha de la paire dâyeux qui traĂźnait Ă terre et lâĂ©crasa dâun seul coup de botte. â Deux vermines en moins, ce sont les yeux dâun des porcs qui vous protĂ©geaient, murmura-t-elle, puis se tournant vers la famille : Vous savez pourquoi je suis lĂ ? Vous avez entendu parler de mon passage Ă Opovo ? Lâun des fils, le plus ĂągĂ©, se mit Ă pleurer. â Pitié⊠Nada sâapprocha de lui. â Pitié⊠Quel mot magnifique, petit nazi, je crois que tes compatriotes ont dĂ» souvent lâentendre toutes ces annĂ©es de feu et de sang. Elle leva les bras en croix et rejeta sa tĂȘte en arriĂšre. Sa chevelure brune dĂ©nouĂ©e semblait onduler sous lâeffet dâun vent invisible. La lune montante apparaissait derriĂšre elle, formant autour de son visage un halo luminescent. â Le sang⊠Jâaime le sang⊠Quand elle ramena sa tĂȘte en avant, sa face dĂ©jĂ pĂąle sâĂ©tait mĂ©tamorphosĂ©e en masque dĂ©moniaque. Pour la premiĂšre fois de sa vie, Hans connut la peur. â âŠle sang des Allemands. |