Le parallèle est saisissant. En 2012, à quelques mois de l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy et François Hollande plaident de concert pour que la Banque centrale européenne soutienne plus la croissance. Le premier veut ouvrir un « dialogue » avec l’institution de Francfort, alors présidée par l’italien Mario Draghi, conscient que la perspective de réécrire en ce sens le Traité de Maastricht est audacieux. Le second, pousse pour « renégocier » ledit traité : « il faut que l’objectif de l’emploi et de la croissance soit affirmé avec autant de force que le rétablissement des comptes » affirme François Hollande qui fera de la finance l’ennemi sans visage à abattre dans un célèbre discours du Bourget le 22 janvier 2012. Douze ans plus tard, dans un autre discours qui restera sans doute dans l’histoire comme fondateur d’une nouvelle vision de l’Europe, un autre président français, Emmanuel Macron, a comme un miroir évoqué la nécessité de réviser le traité de Maastricht. « On ne peut pas avoir une politique monétaire dont le seul objectif est l’inflation, qui plus est dans un environnement économique où la décarbonation est un facteur d’augmentation des prix structurels. Nous devons lever le débat théorique et politique de savoir comment intégrer dans les objectifs de la Banque centrale européenne au moins un objectif de croissance, voire un objectif de décarbonation, en tout cas de climat pour nos économies », a-t-il énoncé au milieu de son discours fleuve de la Sorbonne jeudi en fin de matinée. Entendre le président de la France vouloir faire de la BCE une FED américaine, voilà qui n’a pas dû passer inaperçu à Berlin ni à Francfort. L’Allemagne, du fait de ses très mauvais souvenirs de l’hyperinflation des années 1920, reste en effet la gardienne sourcilleuse d’un traité de Maastricht dont la négociation -c’était au siècle dernier- avait fait de l’objectif d’inflation proche ou inférieure à 2% l’alpha et l’omega de l’acceptation du partage du pouvoir monétaire et l’un des fondements politiques du compromis sur la création de l’euro. Mais c’était au siècle dernier et ce deuxième discours de la Sorbonne a bien fait sentir la conviction du président français qu’il faut en finir avec ces règles du passé qui ne sont plus adaptées aux réalités de notre temps. C’est vrai selon lui de la monnaie comme de la règle qui proscrit toujours, malgré quelques avancées pendant la crise sanitaire, la possibilité de faire des emprunts en commun. D’un discours de la Sorbonne à l’autre, de celui de 2017, déjà disruptif, à celui du 25 mai 2024, c’est bien la matérialisation du tragique de l’histoire qui transforme la vision de l’Europe d'Emmanuel Macron et l’encourage à mettre à bas tous les tabous du passé. Et c’est en dramatisant les enjeux que le président français tente de convaincre : rappelant Paul Valéry, il soutient que « l’Europe peut mourir » si elle ne prend pas conscience que partout autour d’elle, à commencer par la Chine et les Etats-Unis, les règles du jeu sont en train de changer. Pour se sauver, et se sauver du populisme qui la guette, l’Europe doit donc changer de l’intérieur ses propres règles du jeu, sauf à risquer de sortir de l’histoire. Le raisonnement n’est pas nouveau mais rarement il a été à ce point institué en système. Car ce qui est vrai pour la politique monétaire, qui sera à l’évidence impactée par les effets de ce que les économistes appellent la « greenflation », l’est tout autant pour notre souveraineté en matière de défense, de politique industrielle ou de concurrence. Pour ne pas mourir, l’Europe doit d’urgence accepter « un changement de paradigme de nos règles collectives ». Emmanuel Macron appelle ainsi à un grand plan d’investissement de 650 à 1000 milliards d’euros par an pour financer un effort collectif dans la défense et la sécurité européenne, l’intelligence artificielle, la décarbonation de nos économies. C’est ce que prévoit en gros le rapport d’Enrico Letta, l’ancien président du Conseil italien, pour que l’Europe rattrape son retard stratégique face aux Etats-Unis. Une sorte d’Inflation Reduction Act européen qui serait une réponse aux subventions massives dont les Américains et les Chinois inondent leurs industries. A cette Europe moins libérale que décrit Emmanuel Macron, il ne manque qu’un slogan populaire. Traduit en anglais, son pacte de prospérité pourrait se résumer ainsi : « Make Europe Great Again ». Un miroir du MAGA de Donald Trump qui avait donné le premier le signal de l’entrée du monde dans une ère de protectionnisme. Avec ce deuxième discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron semble assumer ce virage politique de façon désinhibée. Avec en vue aussi la défense des intérêts français, notamment dans l'industrie de la défense, mais aussi l'automobile, l'agriculture, les nouvelles technologies. Reste à en convaincre ses partenaires à commencer par l’Allemagne d’Olaf Sholtz. Une Europe moins naïve et moins ouverte, ce n'est pas forcément bon pour les exportations du made in Deutschland, pense-t-on outre-Rhin, où l'on n'est sans doute pas mûr pour un tel changement de paradigme. Le débat ne fait sans doute que commencer…
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