Avoir un garçon m’aurait soulagée, ou rassurée. Aussi, quand l’échographie avait révélé qu’il s’agissait d’une fille, j’avais ressenti un sentiment paradoxal de joie et de panique. J’avais grandi dans un décor ancestral, qui vénérait les mâles et soumettait les femmes. Une cellule familiale patriarcale, où le fait de ne pas être un homme était considéré comme un manque de chance. Je n’avais pas les codes pour éduquer une fille et faire d’elle ce que j’essayais d’être, une femme libre. J’allais devoir apprendre.

Trente-trois ans et mille kilomètres séparaient ma naissance de celle de ma fille. C’était loin dans le temps, loin dans l’espace. Cela suffirait-il ? Fallait-il que je me contente de faire le contraire de ce que mes parents avaient fait (ou n’avaient pas fait) pour moi ? Ça m’arrangeait de le penser.

Ma fille, je l’éveillerai aux arts, aux lettres et aux idées qui construisent le monde. Je lui apprendrai à se confronter à l’autre, à débattre dans la rhétorique fluide et calme des gens éclairés, à louvoyer magistralement dans les eaux parfois troubles de la vie sociale, à conquérir son autonomie, à être libre et juste, à le rester. Je ferai d’elle une personne qui ne doute pas, qui parle plusieurs langues étrangères, qui, sans être pédante, placera dans sa conversation des mots comme « aporie », « acmé », « casuistique », « spécieux »… Ma fille sortira en monoski, saura exécuter une rondade flip, aura une orthographe irréprochable, se méfiera des tordus, apprendra à s’en éloigner, et sera capable de reconnaître n’importe quel opéra sur cinq notes.

Elle ne sera pas comme sa grand-mère, soumise et consentante, qui s’accrochait à de tous petits rêves et se réjouissait de bien tailler ses frites au carré. Pas comme moi qui… Non, ma fille, elle, sera aimée au-delà de tout et cette profusion d’amour fera d’elle une personne magnifique, extraordinaire, admirable qui apportera sa lumière au monde. Elle sera artiste, chercheuse, romancière, pourquoi pas présidente de la République.

Quelques années plus tard, alors que je suis en train de rouler sur une autoroute américaine avec à mes côtés une adolescente de quatorze ans bougonne, je m’interroge. À quel moment ai-je raté la marche ?