Quand j’étais petite, ma directrice d’école avait un nom tranchant : Madame Sabre (je n’ai pas souvenir d’avoir su son prénom). Elle portait un sifflet en pendentif et lorsqu’elle soufflait la fin de la récréation, joues gonflées et sourcils froncés, personne ne songeait à faire le pitre. Quarante ans plus tard, mes enfants ont une directrice aux abords plus amènes. Elle a la voix douce ; elle se prénomme Clémence (et je n’ai pas idée de son nom de famille). Nos générations ont été témoin d’une révolution dont nous n’avons pas encore pris la mesure. Dans le sillage des années 1970, la poussée d’individualisme et les combats pour l’égalité ont été des ferments de dissolution des vieilles hiérarchies. L’ordre vertical qui structurait le monde social subsiste en partie, mais il a perdu sa force d’évidence. En famille, à l’école, au travail, en politique, « l’invisible barrière de l’autorité » (Stefan Zweig) est tombée. Ses justifications – le statut, l’âge, le genre, l’expertise et l’expérience – ont toutes été remises en cause, renvoyées à des formes de domination illégitimes. Cette évolution n’est pas seulement sociale, elle conduit à un remaniement profond de nos personnalités et de nos liens mutuels : Madame Sabre a disparu, je parlemente avec ma progéniture, tutoie mon patron, conteste mon médecin et apostrophe mon maire. Nous n’avons pas basculé dans l’anarchisme pour autant. Nous sommes plutôt dans un monde nouveau qui nous laisse déboussolés. L’autorité est dite en crise, mais son spectre est partout. Tantôt avec un visage avenant : c’est l’autorité bienveillante vendue par l’éducation positive ou le leadership non directif promu par le management. Tantôt avec une face inquiétante, avec l’émergence d’une tentation autoritaire sur la scène politique. Selon une enquête récente du Credoc, 81 % des Français estiment qu’« on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre ». Cette aspiration traverse le monde et se matérialise par des succès électoraux : victoire de Narendra Modi en Inde (2014), des coalitions radicales en Hongrie (2010), en Pologne (2015), en Serbie (2017), en Italie (2018, 2022) et élection de Donald Trump aux États-Unis (2016, 2024). L’autorité change d’apparence, mais elle travaille donc toujours les sociétés humaines. Il y a dans sa permanence une énigme. Sigmund Freud, dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), a émis une hypothèse troublante : nous n’avons pas renoncé à l’enfance, cet âge où les parents incarnent simultanément l’autorité et l’amour. À l’école, les maîtres qui comptent sont des objets d’amour, dont nous cherchons obscurément l’affection. Adultes, nous nous soumettons à qui nous considère et nous offre un cadre pour structurer le chaos. Dans une période trouble, la tentation autoritaire prospère sur ce terrain psychique. Avec un risque mortifère : celui d’une confusion entre l’autorité, boussole sécurisante, et l’autoritarisme, dont la dictature est la forme achevée. Héloïse Lhérété |