« MAMAN T’A DÉJÀ PARLÉ DE PAPA ? » Je n’ai connu mon père que quatre ans. Tout ce que je sais de lui m’a été raconté. On m’a dit qu’il était un bon père de famille. Un homme sociable, sympathique, ouvrier boulanger pour les hôtels et restaurants dans un petit village de montagne. Il connaissait tout le monde et finissait ses tournées de livraison par de grands apéros avec les hommes du village. Son grand-père, venu de Suisse, avait fondé la boulangerie de ma famille en 1920. Ses parents l’avaient reprise, mais, à cause d’une mauvaise gestion sur fond d’alcoolisme, ils avaient fait faillite dans les années 1960. Mon père avait mal vécu ces années d’enfance dans la misère, et racontait souvent sa peur de redevenir pauvre. De cela, on m’a parlé. La boulangerie avait été rachetée par un couple d’agriculteurs du village. Ils n’avaient pas d’enfants et s’étaient pris d’affection pour mon père, qu’ils avaient embauché après son CAP. La relation de travail était toxique, frôlait l’exploitation : il n’avait pas de fiche de paie, pas de salaire fixe, il était logé et devait demander son argent au fur et à mesure des dépenses. Après avoir rencontré ma mère, alors serveuse venue de région Centre pour des saisons dans le village, qui est aussi une petite station de ski, il s’est émancipé et a repris la boulangerie à son compte. C’est ma mère qui gérait l’administratif et la comptabilité dans l’ombre, sans être déclarée, en plus d’être mère au foyer de quatre enfants. Cette petite ascension sociale de la famille, elle l’a vécue comme « un bien et un pire ». Ils avaient enfin leur argent propre, mais mon père ne savait pas gérer sa nouvelle autonomie et les « bringues » devenaient plus fréquentes. Il était engagé dans plusieurs associations locales, donneur de sang, conseiller municipal, membre du ski club, impliqué dans le jumelage du village avec une petite ville bretonne. Un héros pour tous, un héros à mes yeux. Petite, les soirs où l’absence d’un père se faisait sentir, je rêvais de lui en écoutant Mon vieux de Daniel Guichard : Dans son vieux pardessus râpé, il s’en allait l’hiver, l’été dans le petit matin frileux, mon vieux. J’ai grandi avec cette image de père courage, ouvrier, dur à la peine, qui se sacrifie pour sa famille. Ce mythe avait été renforcé par un article paru dans le journal local au moment de son décès. Ma mère l’avait découpé et placé en page de garde de l’album photo qu’elle avait composé pour chacune de ses filles, à partir d’images de notre enfance et de notre père. Je le lisais religieusement dès que je ressentais le besoin de me souvenir de lui : « Tout le monde le rencontrait, le côtoyait, trinquait le verre de l’amitié avec lui. Un sourire permanent, des yeux ébahis, il avait quelquefois l’air d’être bien là-haut, cependant il avait bien les pieds sur terre puisqu’il nourrissait en pain, avec son frère, une grande partie de la population du village. » On m’a dit qu’il aimait ses quatre filles « à la folie », qu’on ne pouvait rien dire sur nous sans qu’il se mette en colère. C’était présenté comme une preuve d’amour. Sur les photos, il est souriant, nous embrasse mes sœurs et moi, nous serre dans ses bras. Le seul défaut qu’on lui accordait, c’était peut-être d’avoir l’alcool mauvais, selon l’euphémisme en vigueur. Quelques jours après la sortie de mon premier livre Défaire le discours sexiste dans les médias, une de mes grandes sœurs m’a envoyé ce message : « Maman t’a déjà parlé de Papa ? De comment il était avec elle ? » Elle était en train de me lire et s’était dit qu’il était temps qu’on en discute enfin. |