Les mots servant à la manière des clefs à ouvrir des portes insoupçonnées, c’est à force d’entendre et de lire « l’affaire Bétharram » un peu partout qu’une lecture ancienne m’est revenue en mémoire. Il s’agit d’un ouvrage devenu introuvable qui m’avait laissé une impression étrange. Réédité en 1989 par une petite maison d’édition italienne, le roman obéissait à la loi des réminiscences et confessions remaniées à travers un personnage fictif. En 1970, la toute-puissante maison Robert-Laffont en publia la première édition et ce fut un échec commercial. Pourtant, son auteur, Léo Ferré, l’ex-poète des cabarets parisiens était adulé par la génération de Mai-68, ses textes s’allongeaient autant que ses cheveux, il commençait à ébranler les barrières de la langue, à composer pour des orchestres symphoniques, son « Avec le temps » sorti la même année serait un des tubes du siècle et sur une photographie célèbre, il était le troisième homme de la chanson française avec Brel et Brassens. Seulement à cette époque, on n’attendait pas un tel récit et encore moins de la part d’une vedette. « En prison » peut-on lire en exergue du premier chapitre décrivant sa scolarité au collège Saint-Charles de Bordighera de 1925 à 1934 situé de l’autre côté de la frontière italienne. A son entrée au pensionnat de garçons tenu par les Frères des écoles chrétiennes, « des hommes en robe (…) invertébrés de l’humanité », on donne au gamin le numéro 113. Pendant huit années, Benoît Misère/Léo Ferré sera appelé ainsi et soumis à un régime disciplinaire faussement bienveillant où seule la nuit offre un peu de répit aux enfants : « La nuit concentrationnaire est liturgique, on ne la soumet pas. On la reçoit ou on la viole ». Certains pères surveillant les dortoirs en profitent pour entrer dans les lits : « Sa main farcie de sexe à fleur de peau bandait sur ma petite figure ». Contrairement à ses camarades, lui s’en sort en feignant de dormir profondément. « Le violenteur pense malgré lui à une complicité toujours possible et sous-jacente de son “interlocuteur”. Les réticences, les cris, l’effroi, il n’en connaît jamais le sens exact, il ramène tout à sa folie et croit péremptoirement au plaisir de sa victime ». Bien sûr, la hiérarchie comme Dieu lui-même sont indifférents à leur sort : « Et le Très Cher Père, sous le préau qui fait les cent pas avec son calendrier des martyrs dans la tête, il ne voyait pas le petit martyr de tous les jours », si ce n’est pour chercher les traces de masturbation dans les draps dont « il établissait des statistiques sur un petit carnet ». Pendant les prières, l’élève 113 s’agenouille pour surjouer la dévotion et être épargné. Avec les années, il décode l’atmosphère et les comportements viciés. Le prêtre de l’infirmerie est surnommé JE TÂTE. Se méfiant de la véritable médecine, il ne repère pas les méningites mais pendant la douche, il lave personnellement certains élèves. Un autre surnommé PETIT ŒIL est, lui, « né pour punir », il frappe les élèves et pour mettre fin aux coups, il faut exagérer les cris de douleur car « ça l’excitait, il allait jouir ». Un jour, l’élève Misère-Ferré arrive en retard, le surveillant général VIEUX SOLEIL le convoque dans son bureau et lui roule une pelle. Dans la foulée, « chaque jour à cinq heures et six minutes », il devient « l’amant de VIEUX SOLEIL » : « C’est sur cette chaise, (…) sur ses genoux, que j’ai perdu ma virginité d’âme » raconte-t-il et « appris que d’autres mains que les miennes pouvaient s’infléchir dans les ténèbres de mon être et m’exaucer ». Avec ce style si particulier, Ferré trouble encore un peu plus le récit de l’horreur. Aujourd’hui, affaire Bétharram ou non, la publication d’un tel livre ferait sans doute un tabac. D’autant plus qu’il explique le célèbre « Ni dieu ni maître » de l’auteur et peut-être ses propres inclinaisons vénéneuses dévoilées dans la chanson « Petite ». Quant au pensionnat-prison, il est devenu un hôpital. Arnaud Sagnard |