đŹ « Mon premier souvenir de tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ© a lâodeur dâune tranche de saumon fumĂ© posĂ©e sur du pain de mie grillĂ©. 2003. Jâai dix ans, mon frĂšre et ma sĆur me gardent. Trois paires dâyeux vissĂ©es sur lâĂ©cran, devant Bachelor, le gentleman cĂ©libataire. Le saumon, câest exceptionnel ; la tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ© aussi. Câest mĂȘme prohibĂ© par les parents, absents ce jour-lĂ . Vingt ans plus tard, je nâai jamais dĂ©crochĂ© â ni du saumon, ni de la tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ©. Plus que les nouveaux mandats prĂ©sidentiels ou les catastrophes climatiques, les amourettes des candidats servent de repĂšres dans ma frise chronologique mentale. Juillet 2004, Marjolaine Bui gagne le cĆur de Greg le millionnaire, et ça tombe bien, je lâadore. AoĂ»t 2009, comme chaque aprĂšs-midi Ă lâheure du goĂ»ter, je me dĂ©pĂȘche de rassembler mes affaires sur la plage et dâenfiler mes tongs. Avec ma copine, je me rue vers la maison que ses parents louent pour regarder Jonathan « tromper » Daniela dans Secret Story. 2012, Nabilla, mon aĂźnĂ©e dâun an, fait sa premiĂšre apparition dans Les Anges. Je grandis avec elle, et son fils, Milann Vergara, est pour moi lâenfant de la RĂ©publique.
En 2017, la vague de tĂ©moignages de victimes de violences sexistes et sexuelles sous le hashtag #MeToo fait vaciller ma lecture du monde. Elle nâĂ©rode pourtant pas ma consommation de tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ©. Alors je me contredis en permanence. Quand mes amies se moquent de ma passion pour les candidates, jâen fais des symboles militants : je rappelle avec ferveur que, issues de milieux trĂšs populaires, elles ont Ă©tĂ© objectifiĂ©es dĂšs leurs dix-neuf ans. Le lendemain, je soutiens que ces femmes sont des figures de lâempouvoirement qui dĂ©tournent Ă leur avantage les stĂ©rĂ©otypes fĂ©minins et font â ou refont, Ă coups de bistouri â ce quâelles veulent. La semaine dâaprĂšs, je dĂ©nonce leur libĂ©ralisme sans limites et critique leur entre-soi blanc. La tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ© fait mal Ă mon fĂ©minisme, elle le tord dans tous les sens. Les boĂźtes de production ont-elles manipulĂ© ces jeunes femmes pour en faire des marionnettes ultra-sexualisĂ©es ? En tant que privilĂ©giĂ©e, nâest-il pas condescendant de prĂ©sumer que ces candidates sont passives ? Ne reprennent-elles pas plutĂŽt le pouvoir sur le patriarcat en caricaturant ce que les hommes attendent dâelles pour en faire un business ? Cette contradiction apparente entre mon engagement fĂ©ministe et la consommation de ces programmes a Ă©tĂ© le point de dĂ©part de ce livre. Mais les recherches, les rencontres et les lectures qui lâont alimentĂ© mâont menĂ©e beaucoup plus loin, sur dâautres chemins : celui dâune mĂ©ritocratie illusoire, de la mise en scĂšne de soi, de lâindividualisme exacerbĂ© et de la confiscation de son propre corps. »
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